Pour comprendre les actions et la philosophie du collectif Proyecto NN, il faut d’abord comprendre le contexte de la ville dans lequel il s’implante. Dans les années 1980-1990, Medellín est l’une des villes les plus dangereuses au monde. Fief de Pablo Escobar, mondialement connu pour son cartel de narcotrafiquants, la ville est aux mains des paramilitaires, gangrenée par les crimes et la violence. Les scènes de violences sont réelles, les tueurs à gages (sicarios) peuplant les rues aussi. Le danger est partout, le crime aussi.

Les habitants s’adaptent. Sebastian nous raconte son adolescence, où sortir le soir était impossible. Un couvre-feu tacite était imposé par les narcotrafiquants, et personne ne s’amusait à le déjouer. En outre, il fallait également respecter les frontières invisibles (ces limites fictives, mais bien réelles, délimitant les territoires des narcotrafiquants entre différents quartiers), en plus d’un ensemble de règles tacites qui gouvernait alors les quartiers. Le tout conduisait à un contrôle quasi intégral de l’espace public par les narcotrafiquants et les groupuscules faisant loi sur l’ensemble de la ville.

Et puis dans les années 1990, le cartel d’Escobar est démantelé, et la ville connaît une évolution sans précédent. C’est dans les années 2000 que le concept d’urbanisme social émerge en Colombie, dans un contexte où les autorités ont reconnu que le climat d’insécurité et de violences, présent sur Medellín, ne pouvait se régler uniquement par des interventions d’actions policières répressives.

Les programmes d’urbanisme social tentent de rendre la ville à ses habitants en investissant massivement dans les espaces publics, les transports en commun et les équipements. Cette politique volontariste, à coup d’appels d’offres massifs, et effectuée dans des délais très courts, est une première en Amérique latine. Leur travail commence par les quartiers populaires et informels, anciens bastions des FARC et des narcos avec un slogan : « Le meilleur pour ceux qui n’ont rien ». Un changement radical de la ville s’en suit : plus de sécurité, de la qualité urbaine pour tous et une intégration de tous au sein de la ville. De quoi redonner de la fierté et l’envie de se bouger à toute une ville.

Certains projets deviennent des exemples à suivre pour de nombreuses villes d’Amérique latine et du monde, à commencer par le fameux téléphérique urbain. Ces bulles qui flottent au-dessus de la ville ont permis de résoudre l’un des problèmes majeurs de nombreuses métropoles sud-américaines : la connexion des quartiers informels avec le reste de la ville. Ces derniers se positionnent en effet très souvent sur les pentes des montagnes qui entourent la ville, rendant difficile leur intégration au reste de la métropole. Ce projet et d’autres (un escalator urbain par exemple) ont fait l’autre heure de gloire de Medellín, qui change sa réputation de « ville la plus dangereuse au monde » pour celle « d’innovante ».

C’est donc dans ce contexte des années 2000, et notamment celui des premiers pas de l’urbanisme social, qu’émerge le collectif NN. NN, issu du latin « nomen nescios », signifie nom inconnu. Ces initiales étaient apposées sur les plaques mortuaires des victimes de conflits armés colombiens, que personne n’avait identifiées. Le collectif choisit donc d’être sans nom, pour pouvoir faire ce qu’ils veulent et sans être reconnus. Parce que leurs interventions sont sur l’espace public et qu’elles pourraient, devraient, être engagées par n’importe qui. Sur cet espace qui devrait être public, mais qui ne l’a plus été pendant des années, et qui ne l’est d’ailleurs pas encore tout à fait redevenu.

Le collectif, formé essentiellement d’architectes, a commencé par des projets « d’acupuncture urbaine ». Des petites interventions à une échelle de quartier, pour contrebalancer ou rééquilibrer avec les super projets mise en place par le gouvernement. Dans leur travail on peut également lire en filigrane une opposition au travail des starchitectes, qui n’incluent jamais la dimension collective dans la construction. L’objectif premier est de sortir dans la rue, se réapproprier l’espace public. Pour cela il faut l’occuper, réactiver un imaginaire autour de celui-ci. Le mettre en récit, lui redonner une histoire et une définition dans l’imaginaire des citoyens. Les différentes interventions du collectif sont variées. Ils construisent, entre autres évènements ponctuels, pour différents commanditaires : une radio, du mobilier urbain, un parc à vélos et lieu de repos pour les cyclistes, des espaces d’expositions …

Petit à petit, devant la structuration et la multiplication de leurs actions, ils ont décidé de se retrouver dans un lieu défini. Une « base » où ils construisent, se réunissent, discutent : la casa NN. Un lieu des possibles où émergent les idées d’actions extérieures. C’est là que les membres du collectif se rassemblent et c’est ici que nous avons rendez-vous avec Sebastian. Tous font un autre boulot à côté, dans des agences d’architectures ou à l’université, où beaucoup enseignent. On sent ici la dynamique du groupe, la créativité, et l’importance du travail en équipe. L’accueil y est simple et chaleureux, le message limpide.

En 30 ans la ville de Medellín a considérablement évolué. Les projets colossaux lui assurent une publicité mondiale, une reprise de contrôle sur des quartiers qui étaient uniquement le bastion de la violence.

Néanmoins, devant l’ampleur des projets accomplis, on se pose encore une fois la question de la petite échelle, celle qui interpelle au quotidien, et qui rappelle à tout un chacun son droit d’évoluer sur l’espace public. Et puis, même si cette réalité de violence s’est aujourd’hui dissipée, il ne faut pas être naïfs, les luttes internes en Colombie face au narcotrafic sont encore bien réelles. Les aménagements séduisants ne règlent pas des années de traumatisme ni l’expansion continue de l’habitat informel. Et même si dans la communa 13, hier le quartier le plus dangereux de la ville, on peut aujourd’hui circuler en paix, la place de chaque citoyen est encore à affirmer dans bon nombre de quartiers formels et informels de cette ville aux 3 millions d’habitants. Les revendications du collectif sur les espaces communs, et leurs actions basées sur l’analyse des besoins d’un quartier et la participation collective de ses habitants sont donc plus que jamais d’actualité, dans cette ville aux grandes mutations, pour chacun puisse prendre part, à son échelle, à la construction de la ville.

Mais si ce qui semblait impossible hier s’est réalisé aujourd’hui, alors pourquoi ce qui paraît impossible aujourd’hui ne se réaliserait pas demain ?

 

 

Leur site internet : http://proyectonn.com/